Nuages au crépuscule
Mes écrits, Textes courts en prose

Au crépuscule

La ville commençait à s’endormir. Quelques rares passants aux pas rapides, des lampadaires à l’efficacité douteuse, la lumière froide de la lune, la fraîcheur nocturne qui s’infiltrait peu à peu à travers son châle. Un sourire fleurit sur les lèvres de Blanche : le crépuscule était son moment favori de la journée, celui où le monde paraissait différent. La jeune fille regarda autour d’elle. Elle avait obtenu la permission de sortir seule, malgré les protestations de son frère ainé.
Elle s’arrêta un instant pour contempler la pleine lune qui rayonnait dans le ciel obscur. Malgré ses nombreux jupons et ses longues manches, elle frissonna et s’emmitoufla plus soigneusement dans son châle de laine sombre. L’astre semblait sourire et Blanche lui sourit en retour. La nuit était son élément, au grand désarroi de son entourage. Il ne faisait pas bon d’être une fille seule dans la nuit pour la réputation de sa famille, mais cela n’avait pas d’importance. L’appel de la nuit était trop puissant. Après avoir vérifié qu’il n’y avait personne dans la rue, elle s’autorisa un tour sur elle-même, sa robe bleu pâle vola joyeusement. C’était enivrant. Son rire flotta légèrement avant de s’évanouir dans l’air nocturne.
Blanche reprit sa marche. Elle avait promis de ne pas trop s’attarder et il commençait à faire vraiment nuit. La ville se parait des ombres de la nuit et le parfum de l’air se modifiait subtilement. Elle respirait à pleins poumons tandis que le vent froid jouait avec ses cheveux. Quelque chose frôla sa jambe et elle se retourna vivement, tendue. Un chat noir disparaissait au coin de la rue. Elle obligea son coeur à se calmer. Ce n’était qu’un félin et le noir était l’une des couleurs porte-bonheur. Pourquoi avait-elle paniqué aussi vite ? Elle secoua rapidement la tête pour finir de se remettre de sa frayeur et se remit en route.
Un doux brouillard descendait peu à peu sur la ville, ce qui la fit sourire. Elle ne croyait pas à cette légende qui faisait du brouillard une porte vers l’au-delà. Ce n’était qu’une manière de rationaliser les pouvoirs des nécromanciens. Elle-même ne possédait aucune magie et cela lui convenait parfaitement. Au pensionnat, elle avait bien vu toutes les complications que cela pouvait entraîner…

Le brouillard était complètement tombé, elle avait froid et elle voyait mal. Elle avait presque l’impression de nager dans l’air soudainement devenu très humide. À tâtons, elle chercha le mur et posa une main dessus pour rester sur le trottoir. A priori, elle était presque arrivée chez elle.
Puis elle sentit une ombre derrière elle, une présence silencieuse, qui s’approchait. Elle jugula sa peur en se rapprochant du mur à sa droite. Quelque chose frôla sa jambe et elle fit des mouvement brusques autour d’elle en espérant chasser ce qui l’avait approché. Mais elle ne put toucher qu’un courant d’air froid.
– Qui est là ? Répondez !
Mais il n’y avait que le silence.
Pourtant, elle était certaine qu’il y avait quelqu’un, ou quelque chose, derrière elle. Peut-être devant aussi. Sa respiration s’emballa et elle s’immobilisa, effrayée.
– Blanche, ne sois pas idiote, murmura-t-elle pour elle-même et pour entendre un son humain dans le silence surnaturel de la nuit. Allez, avance tu y…
Elle s’interrompit. Elle avait entendu quelque chose.
– Il y a quelqu’un ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
Une fois de plus, seul le silence lui répondit. Sa voix résonnait étrangement dans l’air de la nuit. Elle frissonna. Un bruit derrière elle, un mouvement d’air sur sa gauche, un claquement dans le lointain, une lumière qui scintillait par intermittence, une espèce de cri.
Blanche prit la fuite. Terrorisée, elle entendit un bruit de cavalcade derrière elle. Quelque chose la suivait. Elle lâcha le mur et accéléra pour mettre le plus de distance possible entre elle et la chose derrière. Oubliant ses repères habituels, elle passa devant sa rue sans y tourner et poursuivit sa course éperdue. La chose la talonnait, elle l’entendait, elle le sentait.
Elle accéléra davantage, aveugle aux lumières, sourde aux questions des rares passants qu’elle croisa, comme si elle avait un démon à ses trousses.
Et peut-être était-ce le cas, peut-être que le brouillard pouvait ouvrir un passage vers l’autre monde et que quelque chose était passé et la pourchassait…
La peur l’avait coupé du monde. Elle ne pensait qu’à sa fuite, aiguillonnée par la terreur.

À un moment, son châle tomba.
Blanche l’abandonna. Elle entendait encore ce qui la poursuivait derrière elle.

Puis elle s’arrêta, à bout de souffle. Elle se laissa tomber par terre, les jambes coupées, le souffle court, frigorifiée, terrifiée, incapable de faire un pas de plus.
Autour d’elle, il n’y avait que le silence. Dans le lointain, elle devinait les lueurs des lampadaires à travers l’épais brouillard mais elle ne savait pas où elle était.
Elle resta immobile pendant une éternité, le temps que les battements affolés de son coeur s’apaise et qu’elle respire normalement. Elle avait froid, elle avait faim et elle était perdue. Peut-être que la chose n’était pas loin non plus. Elle se força à se relever, à se remettre en route, sans voir où elle mettait les pieds. Précautionneusement, elle avança vers les lumières qu’elle devinait, un pas après l’autre, en tâtant le terrain devant elle, attentive au moindre son, au moindre mouvement. À plusieurs reprises, elle sursauta en sentant quelque chose la frôler avant de s’éloigner. Elle choisit de croire que c’était des chats.
Quelque chose heurta son ventre et elle s’écroula, le souffle coupé. La peur l’envahit à nouveau, brutalement, et des larmes de désespoir et de douleur roulèrent sur ses joues. Péniblement, elle retrouva son calme et palpa ce qui l’avait blessé. Elle reconnut facilement l’objet : une croix en pierre. Elle était dans le cimetière. Son sang se glaça dans ses veines, une longue plainte s’échappa de ses lèvres à moitié closes et sa respiration s’emballa.
Un bruit sur sa gauche. Elle se recroquevilla sur elle-même en espérant que ce n’était pas la chose qui revenait la prendre. Elle ne pouvait plus courir.
Des pas approchèrent lentement, presque silencieusement. Des feuilles mortes crissaient sous leur passage, si bien que Blanche pouvait plus ou moins suivre leur progression. La terreur la paralysait. Elle avait renoncé à prendre la fuite, elle n’en pouvait plus. Elle ferma les yeux, s’obligea à ralentir sa respiration, laissa le froid l’envahir, voulut se faire statue.
Les pas s’approchaient inexorablement. Un léger courant la frôla à plusieurs reprises et elle se retint de hurler. Bientôt, elle entendit la respiration qui accompagnait les pas. Les pensées de Blanche volèrent vers sa famille, vers son frère qui ne voulait pas qu’elle sorte, son père qui l’avait laissé faire, sa mère qui devait se faire un sang d’encre. Elle-même qu’un démon venait chercher…
Une chose chaude se blottit contre elle. Elle ouvrit les yeux. Ce n’était qu’un chat sombre. Un rire hystérique lui échappa.
– Il y a quelqu’un ?
Blanche se figea à nouveau. La voix qui avait résonné dans la nuit était humaine et jeune. Inconnue. Un piège ?
– Il y a quelqu’un ?
Un nouvel appel. Blanche se força à rester calme et immobile. C’était peut-être un piège. On lui avait parlé de démons qui prenait une apparence rassurante pour mieux s’emparer de leur victime.
– Nyctalope, où es-tu passé ? Nyctalope.
La voix avait utilisé une intonation particulière pour prononcer le dernier mot et le chat à côté de Blanche disparut dans le brouillard. Un piège, ça ne pouvait être qu’un piège, le chat allait attirer le démon vers elle, elle devait fuir. Elle se releva et partit à vive allure en faisant attention à ne pas foncer dans une autre tombe.
Soudain, elle heurta une racine, trébucha et s’écroula par terre sans parvenir à retenir un cri. Elle s’immobilisa, tous les sens aux aguets, à l’affut des pas du démon au chat sombre. Elle les entendit qui approchaient rapidement. Elle tenta de se relever, mais sa cheville se déroba, elle retomba et une plainte s’échappa de ses lèvres. Éperdue, Blanche resta assise, ferma les yeux et attendit.

Une présence se matérialisa à ses côtés et une main chaude se posa sur son épaule gauche.
– Est-ce que ça va ?
La voix du démon. Blanche ouvrit les yeux et reconnut celle qui lui faisait face. Ce n’était pas un démon, seulement une légende. Oeil-doré portait une longue cape sombre à capuche et un loup dissimulait son visage. Néanmoins, elle était reconnaissable à ses yeux vairons, notamment à son oeil doré. C’était la première fois que Blanche rencontrait cette nécromancienne légendaire. Oeil-doré paraissait jeune, plus jeune qu’elle, sa voix était apaisante et sa main rassurante. Le chat, Nyctalope, réapparut et se blottit contre Blanche, comme pour la rassurer.
– Laissez-moi vous ramener chez vous. Vous allez attraper la mort dans ce froid.
– J’ai cru que vous étiez un démon. Les pas, le froid, le brouillard…
– Ce n’est pas la première fois. Venez.
Il y avait une pointe d’humour dans la voix de la nécromancienne. Oeil-doré l’aida à se relever et lui offrit son bras pour marcher. Blanche lui donna son adresse et se laissa entrainer. La nécromancienne semblait savoir où elle allait.

Il leur fallut ce qui parut une éternité à Blanche pour rejoindre la demeure de sa famille. Elle boitait douloureusement et avait encore le souffle court. La présence de la nécromancienne l’apaisait progressivement.
Elles finirent par arriver devant la porte. Blanche sonna et on ouvrit prestement la porte. Quand elle se retourna pour remercier Oeil-doré pour son aide, l’adolescente avait disparut.
De même que le brouillard.
Comme s’ils n’avaient jamais existé.


Marine Ginot, 10/2018
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Au crépuscule _ illustration de deborah
Illustration de Deborah

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