Louarra, Menshraï, Mes écrits

Louarra E10 – Je n’ai jamais été douée pour la solitude

Je n’ai jamais été douée pour la solitude, malgré tous mes efforts.
Même si cela m’aurait évité bien des problèmes…

Quand je me réveille le lendemain, il y a une silhouette assise à côté de moi, un couteau à la main…
Je m’accroupis vivement, parfaitement réveillée à présent. Je détaille la silhouette. Son attitude n’est pas agressive, elle porte une veste ample et un pantalon troué. C’est tout ce que je vois dans la semi-pénombre du matin qui se lève. Une silhouette anonyme. Ma respiration s’apaise, elle m’aurait probablement tué dans mon sommeil, si cela avait été son but.
-Tu es réveillée. C’est bien.
La voix est étrange, plutôt grave et éraillée. Un accent légèrement chantant. Il ou elle n’est pas d’ici, cela ressemble à l’accent des villes du nord, si je me souviens bien. Cela aussi, cela fait longtemps…
-Tu as pris un risque, en t’endormant ici. Heureusement que je t’ai trouvé…
La silhouette tourne enfin son visage vers moi et retire sa capuche. Je retiens une exclamation. Des marques mal refermées déforment la moitié droite de son visage, un bandeau cache son oeil, des cheveux courts et emmêlés, des traits émaciés. L’étrangeté de ce visage attire irrésistiblement le regard.
-C’est laid, n’est-ce pas ? On finit par s’y habituer, quand on y a le droit tous les jours.
Probablement, oui. J’essaie de déterminer s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille, mais les marques du visage et l’aspérité des traits m’en empêchent.
-Comment t’es-tu retrouvée au pire endroit du monde ? demande la silhouette sans malice ni curiosité.
Je ne réponds pas et continue de regarder.
-Ëzil, je m’appelle Ëzil. Je viens du nord.
Garçon, donc.
Nous nous dévisageons en silence.
-Tu parles ? me demande Ëzil.
-Non.
-Tu dois avoir une sacrée histoire, pour refuser à ce point de parler…
-Je dois partir.
-Tu devrais éviter de sortir maintenant. C’est l’heure des vautours.
Je l’interroge du regard.
-C’est l’heure où les cadavres de la nuit se font dépouiller. Et malheur à ceux qui se trouvent dehors à ce moment-là… Surtout avec ta jeunesse…
Il ne doit pas être beaucoup plus âgé que moi, cela dit. Mais son visage est difficile à lire.
Ëzil dégage une impression de puissance, un peu comme celle que j’ai déjà observé chez Alizur. Une puissance teintée de danger. Il y a une forme de sauvagerie dans la fluidité de ses mouvements.
Il se lève et je me prépare à bouger s’il tente quoi que ce soit d’étrange. Mais il se contente de s’asseoir à l’autre bout du matelas.
-Qu’est-ce que la vie t’a fait pour t’abimer à ce point-là ? me demande-t-il.
-Et toi ?
Un petit rire, proche du ricanement, franchit ses lèvres.
-La vie est injuste, pas vrai ? Bonheur et richesses pour certains. Malheurs et déracinements pour la plupart… On m’a pris ce qui avait de l’importance et on a abimé le reste.
-Pourquoi tu as fait ça ?
-Ça quoi ?
-Me…
Le mot ne sort pas. Il a un rictus ironique lorsqu’il s’en aperçoit.
-Protéger ? Tu t’étais installée dans mon coin. Et tu avais l’air trop innocente pour mourir dans ton sommeil. Trop fragile pour te protéger toi-même… Comme elle…
-Je ne suis pas fragile.
-Tu veux parier ?
Il bouge trop vite pour que je puisse réagir, même si j’étais sur mes gardes.
Son visage est contre le mien, son couteau est contre ma gorge. J’arrête de respirer.
-Trop fragile, souffle-t-il à mon oreille avant de s’écarter.
Nous nous regardons en silence un long moment, le temps que les battements de mon coeur s’apaisent.
-Je dois partir, je lâche.
-Ou alors, tu pourrais rester et devenir plus forte…
-Je ne peux pas rester.
-Pourquoi ?
Je ne réponds pas.
-Quelle que soit la tempête que tu fuis, tu n’as pas les armes pour l’affronter. Je peux t’apprendre à devenir dangereuse.
-Pourquoi tu ferais ça ?
-Tu me rappelles quelqu’un que j’ai perdu. Je n’en dirais pas plus.
Je ressens brusquement le désir urgent de me lever et de prendre la fuite. C’est ce que j’ai toujours fait et c’est ce qui m’a maintenu en vie ces dernières années…
-Louarra, dis-je en lui tendant la main.
Il la saisit et la baise. Je frissonne. Personne ne fait ça, dans ces quartiers…
-Enchanté, Louarra…
C’est un prénom courant, je n’ai pas besoin d’en choisir un autre.

Je n’ai jamais été douée pour la solitude, malgré tous mes efforts.
Même si cela m’aurait évité bien des problèmes…
Peut-être que cette fois-ci sera différente, peut-être qu’elle me permettra enfin d’être suffisamment forte pour devenir indépendante.
Je ne veux plus devoir compter sur les autres pour ma sécurité. C’est trop dangereux.


Marine Ginot, 04/2018
Tous droits réservés

Lire la suite
Tous les épisodes