Le jour nait et meurt dans le sang du ciel, il s’ouvre dans une éternité d’obscurité, une parenthèse de lumière fugitive, cadeau maudit des dieux que d’autres ont offensé.
J’ouvre les yeux. L’agonie du jour a déjà commencé, la nuit reprend ses droits peu à peu et le paysage s’anéantit dans la pénombre. Ma garde commence dès sa mort. Quand tout est sombre, mes yeux s’ouvrent et le monde s’éveille. J’entends les bruissements de vie. Cette nuit encore, je dois rester à l’écart.
Les étoiles s’allument une à une tandis que je m’habitue à la faible luminosité. Il fait chaud, nettement plus qu’hier. Bientôt, peut-être, même la nuit ne nous permettra plus sortir de nos abris. Et alors…
Un léger bruit coupe mes réflexions, je tourne ma tête dans sa direction. Ce n’est qu’un arbre sonneur, bruyant mais inoffensif. À l’inverse de la plupart des végétaux qui ont survécu à la Catastrophe. Plus personne ne se souvient de ce qu’il s’est passé, mais le monde n’est plus le même depuis, on raconte qu’il nous donnait vie, maintenant il n’offre plus que la mort. Dans un autre temps, les dieux ont dû se venger d’un affront terrible.
Je reprends ma veille, comme d’autres au même moment. La fraîcheur relative ne permet pas qu’à la communauté de sortir. La plaine s’étend vers l’infini, agrémentée de légers reliefs mal identifiables et de la végétation à densité variable qui s’est habituée à la température insoutenable du jour. Je connais cette vue par coeur, je l’observe toutes les nuits, une lance à portée de main, faible rempart contre les horreurs qui peuvent surgir.
Je reconnais les pas légers de Jehan peu après. J’avais espéré qu’il ne viendrait pas cette nuit. Naïvement.
– Tu ne devrais être là.
– Tu te répètes, Paria.
Paria, la tache indélébile sur ma peau, la marque de ma honte, le seul nom sous lequel on me connait désormais. Il le dit sans méchanceté, mais la douleur n’est pas moins vive. Je me tais, ne l’invite pas à s’asseoir ni à rester. Je ne le regarde même pas. Peut-être que cela le fera partir. Mes yeux restent fixés sur la plaine. Il s’assied.
– Tu ne devrais pas rester là.
Je n’ai pas pu m’en empêcher. Après les journées de solitude, j’ai tendance à bavarder, si on m’en laisse l’occasion.
– Tu l’as déjà dit. Sorah va bien.
Sorah, une enfant de plus qui grandit sans parents au sein de la communauté. Mais elle, ce n’est pas parce qu’ils ont perdu le combat contre cet environnement qui cherche à nous annihiler. C’est parce que son père est un criminel et sa mère une idiote récidiviste. Je m’abstiens de répondre, dans l’espoir qu’il se taise.
– Je l’ai vu aujourd’hui en début de soirée. Elle grandit. Elle s’occupe du potager avec d’autres enfants.
Il n’y a pas le moindre mouvement dans la plaine, aucune manière de lui imposer le silence. Ne peut-il pas cesser de parler ?
– Je sais que ça t’intéresse, Paria, malgré tes silences. Je sais que tu écoutes ce que je te raconte.
– Tais-toi.
– Je…
– Tais-toi, je n’entends rien !
Il y a une pointe d’énervement dans ma voix. Il se tait enfin et je peux écouter, de toute la puissance de mes oreilles. Un silence inquiétant nous environne.
– Qu’est-ce qu…
Je le fais taire d’un geste. Le village dans mon dos est presque silencieux, ils doivent être peu nombreux à être dehors. Mais c’est le silence en face de moi qui n’est pas normal. La plaine est toujours pleine des bruits de ce qui y vit, ce qu’on ne voit pas, ce qui peut nous attaquer à tout instant. Or, elle aussi se tait. Oppressante.
– Préviens les autres, personne ne doit être dehors, cette nuit.
– Et toi ?
– Paria je suis, ma place est dehors. Rentre.
La tension dans ma voix l’empêche de discuter. Jehan s’exécute.
La chose surgit de l’ombre au moment où il se lève. Je bondis et plante la lance dans sa fourrure sombre, des yeux rougeoyants me fixent et une mâchoire impressionnante étincèle dans un éclat de lune. Je me fige. Une promesse de mort. Je n’ai jamais vu un monstre pareil.
Un grognement et un gémissement me permettent de reprendre mes esprits. Paria. Ma vie n’a plus d’autre but que la protection du village. Je passe à l’action. La chose s’est débarrassée de ma lance qui gît à l’écart, Jehan ne bouge plus et l’odeur du sang m’emplit les narines. Je sais où trouver la deuxième lance, je me baisse sans quitter la chose des yeux. Elle bondit et j’esquive, roule vers mon arme, vers Jehan qui grogne, capte son regard. Je vois ses yeux clairs pour la première fois. Je ne l’avais jamais regardé. Concentre-toi. Il esquisse un mouvement. Vivant. Je dois me débarrasser de ce monstre avant qu’il n’atteigne le village. Je vais à sa rencontre, pour l’éloigner d’un Jehan sans défense.
La suite est floue. Nous nous tournons autour. Je sens ma lance se planter dans quelque chose qui résiste avant de céder, plusieurs fois. Je sens des griffes percer ma chair, plusieurs fois. La douleur monte peu à peu, sans que je lui laisse la possibilité de s’imposer. La chose tombera avant moi.
Un choc m’étourdit, ma vision se trouble, je me secoue, m’éclaircis les idées. La chose avance vers le village, on dirait un loup géant, d’après les histoires que les conteurs se transmettent. Ils devaient avoir disparu depuis la Catastrophe et le dérèglement du monde. Je ne peux pas laisser ce cauchemar atteindre la communauté. Je me relève, avance vers lui, un pas après l’autre. Plus vite. Un pas et un autre. Un de plus. J’approche. Encore un autre.
Il m’entend arriver, sa patte me cueille, l’obscurité m’accueille.
***
J’ouvre les yeux. On me regarde. Deux yeux clairs. Jehan.
– Tu m’entends ? Comment tu vas ? Tu te souviens de ton nom ?
– Nat…, je m’interromps à temps. Paria. Je suis Paria.
Mon hésitation ne lui a pas échappé, mais il n’insiste pas. Il m’aide à me relever. Un grognement brise le silence et la nuit environnante.
– Le village ? je souffle. Combien de temps ?
– Je l’ignore.
Je me souviens de sa blessure. Peut-être qu’il s’est évanoui aussi. Nous nous mettons en chemin. Difficile de dire lequel des deux soutient l’autre. Je ne peux pas laisser la douleur envahir mes pensées, je la repousse au loin.
Il nous faut quelques minutes pour rejoindre le village. Pas un bruit. Je frissonne et la poigne de Jehan se resserre sur mon bras. Pas de trace de la chose. Tous les sens aux aguets, nous poursuivons notre avancée, chacun l’une de mes lances à la main.
Un cri déchire la nuit, un cri de douleur ignoble. Mon coeur s’emballe. Je m’élance vers le hurlement sans laisser Jehan me retenir, sans l’attendre non plus. Une blessure m’élance, peut-être deux, je n’essaie pas d’analyser. Trop risqué, je pourrais vouloir m’arrêter.
Le cri retentit à nouveau, plus proche, mes hésitations disparaissent, je laisse une douce fièvre m’envahir pour faire face au monstre.
Je le trouve. Il est là, au détour de l’entrée de l’un des tunnels. Face à trois enfants à terre. J’entends Jehan arriver en haletant et en boitant. Je ne quitte pas le monstre des yeux. Les enfants ne parviennent plus à crier, elles le fixent avec de grands yeux, elles tremblent. La bête remarque enfin notre arrivée et daigne regarder dans notre direction. Des yeux rouges et fous, sa bouche écume, elle grogne. La peur s’infiltre en moi, sans parvenir à s’emparer de mon coeur.
– Reculez tout doucement, je chuchote aux fillettes.
– Paria…
– Chut !
– Au milieu, c’est Sorah, murmure-t-il.
Elles m’ont obéi, elles reculent lentement en tremblant un peu. Je les regarde différemment maintenant que je sais que Sorah est parmi elles. Elle a l’air moins effrayée que les deux autres, des cheveux sombres coupés courts, une expression de défi sur le visage, une robe ample. Johan s’est approché en silence pour me donner la deuxième lance, il la met dans ma main.
La bête grogne. Bondit.
Je m’élance.
Impact. Ma lance se plante dans quelque chose, des crocs se plantent dans ma chair. L’odeur du sang envahit l’atmosphère. La douleur fuse.
Je croise le regard de Sorah, l’enfant que je n’aurais pas dû avoir.
Noir.
***
Le jour nait et meurt dans le sang du ciel, il s’ouvre dans une éternité d’obscurité, une parenthèse de lumière fugitive, cadeau maudit des dieux que d’autres ont offensé.
La tombe fraîche vient d’être comblée. Le village s’est rassemblé pour la cérémonie d’adieu. Des parias veillent tout autour du rassemblement.
L’un des sages sort de la petite foule, s’approche et prend la parole d’une voix grave :
– Ceci n’est pas un adieu, ceci est un au revoir. Tu quittes ce monde pour un meilleur. Ceci est un retour. Ta bravoure a sauvé trois jeunes vies et l’un de nos conseillers.
Le sage se tourne vers Jehan qui se tient en retrait. Ce dernier lui tend un parchemin.
– Aujourd’hui, ta dette est payée. Aujourd’hui, je te rends ton nom. Tu n’es plus Paria, tu es Natéry. La Sauveuse.
– Natéry la Sauveuse, reprend la foule dans un murmure.
Le sage déchire le parchemin, effaçant la mémoire du crime de Natéry.
Une larme roule sur la joue de Jehan. Les conseillers et le sage ont longuement délibéré avant de prendre la décision de réhabiliter Natéry. Il est soulagé. Une petite main se glisse dans la sienne. Sorah. L’enfant qui n’aurait pas dû naître, la troisième naissance de l’année, celle de trop.
– Natéry était l’une de nos meilleures responsables des plantations avant de devenir Paria. Aujourd’hui, Natéry, nous te rendons ton nom et la mémoire. Ta fille est Sorah. Nous la chérirons pour toi.
Jehan s’agenouille pour se mettre à la hauteur de la fillette et l’enlace doucement.
– On m’avait dit que ma mère était morte.
– C’est ce que sont les parias, Sorah.
– Et mon père ? Il est mort ? Ou pas vraiment ?
– Je l’ignore.
Jehan détourne le regard. Sorah se blottit contre lui.
La nuit touche à sa fin.
Main dans la main, Jehan et Sorah regardent l’obscurité s’évanouir. L’enfant porte autour du cou le collier de sa mère. L’enfant le serre. En silence, ils offrent un dernier hommage à Natéry.
Marine Ginot, 06/2019
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