J’ai cru qu’il me suffirait de disparaître.
J’aurais dû savoir que ce ne serait pas suffisant…
Cela fait une semaine que j’essaie de toucher Ëzil.
J’ai presque réussi à deux reprises. Presque.
Et j’ai presque réussi à le faire sourire une fois. Presque. Quelle que soit la noirceur de son secret, elle l’habite complètement. Plus encore que la mienne.
– Concentre-toi, Louarra, m’ordonne-t-il sèchement en me faisant mordre la poussière une fois de plus.
– Désolée.
– Qu’est-ce que tu as, aujourd’hui ? Tu n’es absolument pas concentrée. Je n’ai jamais eu aussi peu de mal à te tuer…
– Désolée, une insomnie.
Il s’en contente. Pourtant, je lis dans son oeil valide qu’il ne me croit pas. Il dort moins que moi, il le saurait si je n’avais pas dormi la nuit dernière. Il continue de m’observer avec un visage neutre.
– Ce détail n’intéressera que toi, le jour où tu devras véritablement te défendre. Surtout avec ton niveau actuel.
– Je dois quitter la ville rapidement.
– Tu mourras certainement.
Oui, il a probablement raison. Malheureusement.
– J’ai faim.
Il me regarde avec attention dans la semi-obscurité du soir.
– D’accord, on fait une pause, accepte-t-il.
Il part sans m’attendre, mais j’ai l’habitude. Je lui emboite le pas.
– Ëzil ! nous accueille Fay avec son sourire charmeur. Et toi.
Son sourire se fane à chaque fois qu’elle me voit, ce qui pourrait être drôle si cela ne la rendait pas aussi maussade.
– J’ignorais que tu avais envie de compagnie au point de la garder avec toi, ne peut-elle s’empêcher d’ajouter.
Ëzil soupire, comme à chaque fois, avant de lui expliquer une fois de plus que c’est provisoire.
– Je vous laisse vous installer à votre table, je reviens avec vos assiettes et un journal.
Elle connait nos habitudes par coeur. Enfin, elle connait celles d’Ëzil et elle a décidé que je faisais comme lui. Ça ne me gêne pas. Elle est désagréable moins longtemps sous mon nez, comme ça.
Le silence commence à devenir électrique lorsque nos assiettes chaudes arrivent enfin.
Je m’oblige soigneusement à éviter le regard qu’Ëzil fait peser sur moi. Il finit par lire le journal au lieu de me dévisager, mais sans toucher à son dîner.
– Je sais ce que tu fuis, lâche-t-il finalement en me tendant le journal.
Je lis l’article qu’il me désigne et manque de m’étouffer.
Moi qui croyais que la rumeur allait se tasser…
Dans l’article qui a marqué Ëzil, les parents d’Ellounarâ et ceux de Loynâ offrent une récompense à quiconque a des informations sur les filles et les événements d’il y a quatre ans. Ils demandent aux filles de rentrer à la maison.
– Tu y as assisté, c’est pour ça que tu te caches, pour ça que tu sais qu’Ellounarâ est morte. Tu es Loynâ.
– Tu te fais des idées…
Même moi j’entends le manque de conviction de ma voix.
Il attrape mon poignet et le serre.
– Lâche-moi Ëzil !
– Dis-moi qui tu es !
Nous nous affrontons du regard. Il me fait mal.
– Qu’est-ce qui se passe ? intervient Fay avec méfiance.
– Lâche-moi, Ëzil.
Dès qu’il s’exécute, je m’élance vers la sortie. J’essaie de me glisser entre les tables et les clients, mais je ne vais pas assez vite pour le distancer, je le sais. J’entends Fay qui lui demande ce qui se passe, qui lui crie qu’il vaut mieux me laisser partir.
J’en déduis qu’il me court après.
J’ai enfin atteint la porte du bar et je me précipite dehors.
– Louarra ! Attends ! crie Ëzil.
Certainement pas. J’accélère.
Pourtant, je sais pertinemment qu’il va me rattraper. Il court plus vite et connait mieux le quartier.
Lorsque j’entends son pas derrière moi, je m’arrête et le laisse me dépasser.
Il me retient avant que je ne puisse repartir.
– Il faut qu’on parle, me dit-il en m’emprisonnant dans son oeil violet.
– Tu me fais mal.
– Si je te lâche, tu vas te sauver et je n’ai pas envie de passer la nuit à te courir après.
– Laisse-moi partir, alors.
Nous nous affrontons du regard.
Puis je passe à l’attaque.
Malheureusement, il a raison à propos de mon niveau et je ne tiens pas longtemps face à son adresse. Il m’immobilise d’une poigne de fer, contre lui car c’était le seul moyen que j’arrête de l’esquiver.
– Tu me fais mal.
– Je ne peux pas te laisser partir.
– Tu n’es pas responsable de moi.
– Tu as tant à apprendre.
– Laisse-moi partir.
– Non.
Son visage ravagé est, comme si souvent, indéchiffrable.
Mais pas son oeil.
Je dois partir.
La prise de combat devient étreinte.
Je ne peux pas m’en aller.
Nos lèvres se joignent.
J’ai cru qu’il me suffirait de disparaître.
J’aurais dû savoir que ce ne serait pas suffisant…
J’aurais dû savoir que les parents ne renonceraient pas. Jamais.
J’aurais dû savoir…
Mais visiblement, je n’apprends pas de mes erreurs…
Pourtant, je sais bien que…
Marine Ginot, 06/2018
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