Louarra, Menshraï, Mes écrits

Louarra E21 – J’étais enfermée dans une prison de peurs

Précédemment : Les spots publicitaires avec les voix de ses proches et les mots d’Ëzil ont eu raison de la résolution de Louarra. Elle a choisis de rester. Pour arrêter de fuir. Pour se donner une chance de vivre.

J’étais enfermée dans une prison.
Entourée par les nuages de mes secrets et de ma peur.

Alizur nous attend devant la porte du QG, silhouette immobile et attentive.
– Il a réussi à te ramener, dit-il simplement.
Ils échangent un regard entendu.
– Louarra doit mourir.
– Pas aujourd’hui, en tout cas, s’amuse Auréléty en sortant du QG.
Visiblement ils se sont passés le mot. J’interroge Alizur du regard.
– Je savais que tu prendrais à nouveau la fuite. C’est ta manière de faire. Et je savais qu’il te suivrait. J’ignorais juste s’il parviendrait à te convaincre de ne pas disparaitre. Entre, il faut réfléchir à notre prochain mouvement.
C’est le stratège qui réapparait dans sa dernière phrase, concentré et calculateur.
– Il n’y a pas de « notre » prochain mouvement. C’est une danse que je dois faire seule.
L’inquiétude dans leurs yeux me rassure et me donne la force de les repousser.
– Je connais ce monde. C’est à moi de l’affronter.
Je les toise, pour les empêcher de m’en dissuader. Une fierté étrange brille dans les yeux d’Alizur, une lueur que je n’y ai jamais vu. Un peu comme celle dans le regard de mon père quand je maitrisais une nouvelle danse ou que j’accomplissais quelque chose de nouveau. Auréléty semble déchiré entre la peur et le soulagement, ce qui produit un effet assez bizarre. Et Ëzil…
Ëzil est illisible.
– Je t’accompagne, dit-il d’une voix sourde.
– Non. Tu ne peux pas. Je dois y aller seule. Je suis fatiguée de fuir. Je dois faire face.
– Laisse-moi t’aider.
– Non. Là où je vais, tu ne pourras pas entrer.
Nous nous affrontons du regard.
Il cède le premier.
Je m’éloigne.
Là où je vais, aucun d’eux ne pourra entrer.
Et moi non plus, si je ne parviens pas à retrouver mon apparence initiale…
La noirceur, le vide et l’envie de fuir m’attirent irrésistiblement tandis que je m’isole pour procéder à la transformation.
Je me laisse glisser au sol dans l’une des pièces désertes du QG. Ce serait plus intime qu’une énième ruelle sombre, et moins sordide… J’ai le mur froid dans mon dos, je ferme les yeux pour m’enfoncer lentement en moi-même. J’essaie de visualiser les changements que je souhaite, en prenant mon temps. La douleur tant attendue monte par vague, avant de s’estomper en emportant ma détermination avec elle, peu à peu.
– Ça ne sert à rien, je dis à la silhouette que j’ai entendu s’approcher en ouvrant les yeux. Je ne me retrouve pas.
– Ferme les yeux, me répond Alizur de sa voix douce.
– Je n’ai plus accès à mon apparence. Ça n’a pas de sens.
Il s’accroupit et son regard m’emprisonne.
– Tu as peur.
– Non.
– Tu es terrifiée. Et quand tu es terrifiée, tu t’effaces le plus possible. C’est ta peur qui t’enferme. Ferme les yeux et écoute moi. Oublie le reste.
La silhouette d’Ëzil se découpe un instant dans l’embrasure de la porte.
– Arrêtes de fuir et écoute-le, lâche-t-il rapidement avant de disparaitre.
Je ferme les yeux. Alizur saisit ma main et la pose sur son torse.
– Cale ta respiration sur la mienne.
Sa voix a pris une tonalité plus calme et plus profonde, soudainement. Un peu comme celle des conteurs, une voix de voyage. Je le laisse m’emporter.
– Il y a de la musique. Une ambiance tamisée. Est-ce que tu entends les violons, Louarra ? L’air t’emporte. Puis tu es fatiguée, tu as dansé toute la nuit, et une partie du matin. La salle de bal de tes parents est presque vide. Tu observes les dorures scintillantes, les lustres de verre, les peintures chatoyantes. Le paysage de lac sur lequel ton regard s’arrête régulièrement. Il ne reste que quelques danseurs et l’orchestre. Tes fidèles amis sont encore là, souriants. Askërinn dans sa robe verte à volant, Gyliourê dans son costume blanc bien coupé. La voix du chanteur commence à vaciller, elle se casse dans les aigus, l’agilité des musiciens diminue, les danses ralentissent. Tu montes te coucher. Visualises l’escalier, l’odeur de ta rampe et la douceur du bois sur lequel s’appuie ta main. Tu arrives dans ta chambre. Laisse ton regard se promener dans la pièce. Tu reconnais les jouets, les livres, les tableaux aux murs, les dorures. Tu t’allonges dans ton lit et le sommeil t’emporte. Quand tu te réveilles, tu es parfaitement apaisée. Tu te lèves, entourée de ce cocon familier. Et tu te mets devant le miroir. Calmement. Cela ne te fait pas d’effet particulier, tu as l’habitude de ton reflet. Tes cheveux courts et sombres, tes traits émaciés, ton corps maigre et fin. La délicatesse de tes mouvements. Mais quelque chose ne va pas. Tu fermes les yeux. Tu les ouvres. Quelque chose a changé. Tes cheveux sont mi-longs, soyeux, aubruns. Ton visage s’est arrondi, tes formes ont repris leurs droits. Regarde-toi dans le miroir, Louarra. Regarde-toi et laisse la douleur monter. Laisse ses quatre dernières années partir avec la transformation. Est-ce que tu sens la douleur qui monte, Louarra ? Est-ce que tu sens ta nature qui émerge ?
J’ai progressivement l’impression de sortir d’un long sommeil, accompagnée par sa voix. Il a fait apparaitre ma maison, mon cocon…
La douleur monte et cette fois, je ne résiste pas. Je n’avais pas compris que je résistais. Ce voyage imaginaire m’a rappelé d’où je viens, qui je suis.
Quand j’ouvre les yeux, je lis dans les siens que je me suis retrouvée. Un moi plus dur qu’avant, mais moi tout de même. Il avait raison, c’est ma peur qui m’emprisonnait.
– Tu es de retour, me dit-il doucement de sa voix normale.
J’acquiesce. Mais quelque chose me fait bizarre, dans ce qu’il a dit…
Je finit par mettre le doigt dessus :
– Comment peux-tu savoir tous ces détails ?
La soirée dont il a parlé, elle a eu lieu. Je me souviens de la robe verte d’Askërinn, nous l’avions choisie ensemble pour l’occasion. Sa description était si précise, il n’a pas pu tout inventer…
– Chacun ses secrets, Ellounarâ.
Nous nous observons un instant en silence.
– Merci. Je peux y aller, maintenant. Je suis prête.

J’étais enfermée dans une prison.
Entourée par les nuages de mes secrets et de ma peur.
C’est cela qui m’a perdu.
J’ai voulu tuer ce que j’étais pour me protéger et protéger les autres. Cela m’a privé de moi-même.
J’ai peur, mais je suis prête à affronter mes démons.

Je suis terrifiée et cette angoisse fait rage dans ma tête.


Marine Ginot, 06/2018
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