Créations collaboratives, Mes écrits

Jusqu’aux Rocherêveuses

Quatrième lundi du Mois Mai’rveilleux, un défi réalisé avec Floriane Caffart (clic) pour le mois de la fantasy !

Le souffle court, Eloria contemplait les nuages qui venaient lécher ses chaussures. Les derniers rayons du jour disparaissaient sous l’étendue brumeuse, leurs éclats se réverbéraient dans les gouttelettes avant de s’évanouir. Mille et un arcs-en-ciel l’entouraient d’une lumière douce et éphémère. Les yeux gorgés de la beauté de ce crépuscule céleste, elle peinait à croire qu’elle avait atteint les Rocherêveuses.
Ses membres étaient engourdis, ses pieds brûlaient, son dos criait, sa gorge était sèche.Elle aurait été incapable de faire un pas de plus, mais elle y était parvenue. En dépit des paroles bien intentionnées qui avaient voulu la dissuader. Qui auraient voulu qu’elle renonce à son rêve. Seules les fées pouvaient admirer les Rocherêveuses. Les vraies fées.
Les vraies fées et elle.
Elle se laissa glisser sur la terre rendue froide par l’altitude, étourdie de beauté, engourdie de fatigue, et esquissa un mouvement en direction du sac tombé à proximité. Esquissa un autre mouvement. Renonça. La faim l’avait quittée. Son regard erra vers l’horizon, devinant les masses sombres qu’il lui tardait de découvrir au lever du jour. Elle resta dans la pénombre, les sens emplis de la nuit, ses bruits et ses odeurs. Sereine et apaisée. Elle avait réussi.
Le sommeil l’enveloppa en douceur. Paupières papillons, pensées lourdes et souffle revigorant. À tâtons malhabiles, Eloria extirpa un matelas et une couverture de son paquetage. Le sommeil l’emporta.

***

Un gazouillis joyeux la sortit du sommeil. Un instant encore, Eloria resta blottie dans la chaleur de sa couverture, les yeux clos, savourant la douceur de l’Astrediurne sur sa joue en écoutant les trilles des oiseaux des hauteurs.
Une pensée frappa sa mémoire. Elle se trouvait dans les Rocherêveuses. Les derniers embruns de sommeil se dissipèrent immédiatement et elle ouvrit les yeux, alerte et ravie.
Le spectacle la toucha en plein coeur. Les nuages caressaient distraitement les abords de la montagne où elle avait passé la nuit, s’étalaient à perte de vue, encore rosés du lever du jour. Affleurant les nuées, en apesanteur et légères, les Rocherêveuses se dressaient vers les cieux. Roches merveilleuses et rêves suspendus, les montagnes flottantes s’offraient au regard de l’adolescente. Une larme roula sur sa joue. Émerveillement.
Elle posa délicatement un pied sur cette mer de brumes. Le retira précipitamment lorsqu’il commença à s’enfoncer dans l’humidité nébuleuse. Comment explorer les Rocherêveuses ? Elle envisagea de s’allonger sur cette étendue vaporeuse. Peut-être flotterait-elle ? Peut-être pourrait-elle nager de l’une à l’autre ? Elle tomberait certainement, sans aile pour arrêter sa chute. Ni même la ralentir.
Elle secoua la tête, refusant l’idée même d’une chute. Elle avait atteint les Rocherêveuses malgré les embûches du chemin. Elle les avait vues en dépit de tout ce que son tuteur lui avait répété. Elle pourrait les toucher également. Elle devait les toucher. Cette quête parachevait sa formation à l’artisanat. Elle construirait quelque chose qui éblouirait son instructeur et sa famille. Quelque chose de novateur, né des Rocherêveuses. Elle leur montrerait de quoi elle était capable, elle leur prouverait qu’elle n’était pas brisée.
Un retentissant gargouillement la rappela à l’ordre. Le corps reposé, l’esprit serein, la faim se faisait sentir. À regret, elle quitta les montagnes volantes des yeux pour sortir ses derniers vivres. Quelques baies, une tranche de fleurs séchées, une miche de pain. Un véritable festin. Elle s’installa face aux Rocherêveuses, hypnotisée par les lents mouvements de ces fragments massifs d’une montagne brisée. Les petits oiseaux qui l’avaient réveillée voletaient autour d’elle, vifs éclairs de couleurs chatoyantes. Spectatrice de la vie foisonnante de ce ballet aérien, elle apprécia les chorégraphies d’oiseaux de toutes les tailles, contempla la majesté d’un vol de griffons, admira l’agilité des sirènes et la beauté de leur chant, et s’émerveilla de la grâce des aurai, ces agiles créatures des courants d’airs qu’elle n’avait encore jamais vues. Elle découvrit les mystères et merveilles des Rocherêveuses sans chercher à les comprendre.
Les oiseaux lui murmurèrent alors un début de réponse.

***

Eloria arpenta les alentours de son campement pendant des jours avant de le trouver.
Un squelette de sirène en excellent état.
La lumière se reflétait sur les os lavés par les pluies. Leurs éclats avaient attrapé son regard à travers les conifères. Les ossements étaient d’une couleur moirée, chaleureuse, les jeux d’ombres et lumières donnaient du mouvement à la carcasse, un semblant de vie. Elle frissonna en s’approchant lentement. Ses doigts caressèrent la surface douce et froide, apprivoisant son appréhension, exacerbant sa fascination.
L’ossature était parfaite. Fine, préservée et légère. Eloria en fit le tour à plusieurs reprises pour s’assurer qu’elle était véritablement complète. L’adolescente commença alors à la démanteler.

Elle oeuvra plusieurs semaines sur les morceaux de squelettes qu’elle avait porté jusqu’à son campement. Les os creux de la sirène avaient été aisés à transporter. Son projet prenait forme. Malgré les difficultés du début et les erreurs, elle avançait, progressait, affinait sa création. Une création qui la rendrait libre. Et adulte.
Du moins l’espérait-elle…

***

Enfin, elle acheva son ouvrage. Elle avait offert une deuxième vie aux ailes de la sirène morte. Renaissance. Elle avait nettoyé les os. Précautions et douceur. Elle avait imaginé des mécanismes pour mettre en mouvement les articulations en remplacement des ligaments disparus. Soin et patience. Elle avait tissé un voile et l’avait tendu sur la structure. Liberté. Elle était prête.
Les ailes harnachées dans le dos, face aux nuages étincelants, il ne lui restait plus qu’une issue. L’envol.
Elle s’élança vers les Rocherêveuses. Vers son rêve. 
Ou la chute.

***

Le rire d’Eloria dansait avec les vents et les créatures des airs. Elle volait. 
Rayonnante et éblouie par sa création, elle volait.
Pour la première fois depuis qu’un éclair avait brûlé ses ailes, elle volait.
Pour la première fois depuis l’Accident, elle se sentait entière. À présent qu’elle retrouvait les cieux et l’ivresse du vol, elle se sentait vivante à nouveau. Enivrée.

Alors qu’elle planait au coeur d’une nuée d’oiseaux, Eloria comprit davantage ce qu’ils lui avaient murmuré à son arrivée.
Fée, artisane, fabricante, adolescente, joie, espoirs, vie, rêveuse. Pourquoi devrait-elle choisir ? Ce qu’elle était jaillissait de son coeur.

05/2021
Aquarelle de Floriane Caffart
Texte de Marine Ginot
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