Louarra, Menshraï, Mes écrits

Louarra E15 – Avant, j’étais…

Avant j’étais…
Je ne dois pas y penser.

J’ai à nouveau faussé compagnie à Ëzil.
Il en sait trop. Cela le met en danger.
Personne ne peut me protéger du monstre.
Et j’ai trouvé un moyen imparable d’avoir de l’avance : je l’ai drogué.
Fay m’a aidé avec un enthousiasme inattendu lorsque je lui ai demandé des somnifères. Elle a failli m’étrangler, au début :
– C’est pour le droguer, que tu veux des somnifères ? Jamais je ne t’aiderai !
– C’est le seul moyen qu’il me laisse partir, Fay.
Une joie naïve a illuminé son visage :
– Tu vas partir ?
– Oui, si j’y arrive. Je ne parviens pas à m’éloigner sans le réveiller… Tu vas m’aider ?
Elle a accepté.

Cette fois, j’ai eu la bonne idée de partir après l’heure des vautours.
Le jour est presque complètement levé et je suis seule dans une ruelle pas trop glauque. Je m’assoies. Je dois changer d’apparence.
Je laisse la sensation monter en moi, mais il ne se passe rien. Il y a juste la douleur qui monte et qui reflue. Je ne change pas.
Je n’arrive même pas à changer la couleur de mes yeux ou des mes cheveux, les deux transformations les plus simples. Pas même pour leur rendre leur apparence naturelle.
Une larme chasse mes derniers espoirs. J’ai cru que l’urgence ou la peur m’avaient empêché de me transformer lors de ma précédente tentative, mais visiblement, c’est quelque chose d’autre.
Je me suis perdue.

Je quitte la ruelle.
Je voulais changer d’apparence pour qu’on ne me reconnaisse pas, mais ce n’est pas possible.
Plus rien n’a de sens maintenant que je n’ai plus d’apparence propre.
Puisque mon vrai moi m’échappe, je n’ai plus rien à fuir. Personne ne pourra rien prouver. On ne me retrouvera jamais puisque même moi j’en suis incapable.
J’ai déjà rêvé de mon anéantissement, mais je ne l’avais jamais envisagé comme quelque chose d’aussi douloureux. Juste comme un effacement. Pas comme cette déchirure supplémentaire.

Je erre dans la ville.
Je devrais la quitter pour achever ma disparition, mais je n’y parviens pas encore.
J’essaie vaguement de déterminer si avoir perdu mon apparence représente un danger supplémentaire ou un moyen de rester en vie.

À un moment, je m’aperçois que mes pas m’ont ramené dans le quartier de la bande d’Elroy, à proximité du QG. C’est dangereux. On pourrait me reconnaître.
Je le sais.
Mais je le sais avec détachement.
Je laisse mes pas me guider. Marcher au hasard ne m’a pas trop mal réussi jusqu’ici.
Je laisse la foule m’engloutir.

On me suit.
Il joue au chat et à la souris pendant de longues minutes avant de me rattraper.
– Louarra. Je savais que tu reviendrais.
Alizur.
– Vous vous trompez de personne.
Il m’empêche de m’éloigner.
– Ne joue pas à ça, Louarra. Tu es revenue pour une raison. De quoi as-tu besoin ?
Nous nous affrontons du regard.
– Laisse-moi partir.
Sa main me lâche, mais pas son regard qui fouille mon âme.
– Qu’est-ce que tu veux, Louarra ? J’ose à peine imaginer comment tu te sens…
Je ne prends pas la peine de lui répondre. Je tourne les talons.
Hésite.
M’arrête.
Me retourne.
– Ne dis rien, s’il te plaît, je lui demande.
– Tu parles de la récompense ?
Je hoche la tête.
– Je ferai ce qu’il faut pour te protéger.
– Alizur, s’il te plaît, ne leur dis rien. Cela fera trop de mal à tout le monde.
– Rentre avec moi, Louarra. Auréléty et Malyra se font un sang d’encre.
Les remords me tordent l’estomac.
– Je ne peux pas, je dois disparaître. Je vous mets en danger en restant ici.
– Disparais parmi nous. Nous te protégerons.
Je tourne les talons et pars en courant. Aussi doué soient-ils, la bande d’Elroy ne fera pas le poids s’il revient.
Alizur se sent obligé de me courir après.
Je m’arrête pour l’affronter et gagner le droit de partir. Fuir est ma meilleure chance de rester en vie et de protéger ceux auxquels je tiens. Même contre leur gré.
Surtout contre leur gré.
Nous nous faisons face. Ses yeux ordinairement sévères me regardent avec compassion.
Je passe à l’attaque. Il riposte avec fluidité et aisance.
– Je n’ai pas envie de t’affronter, Louarra.
– Laisse-moi partir.
– Laisse-nous te protéger.
Mon pied lui coupe brièvement le souffle, mais le coup suivant ne le surprend pas et il m’envoie mordre la poussière.
– Tu as bien progressé, mais pas encore assez.
Il m’aide à me relever et m’entraine jusqu’au QG.

Avant j’étais…
Je ne dois pas y penser.
Avant j’étais…
Avant j’avais…
Je ne suis plus qu’un souvenir
Je n’ai plus que des nuages

Il s’agit de ma meilleure armure.


Marine Ginot, 06/2018
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