Précédemment : Louarra suit Psirô, le majordome familial, qui lui ouvre les portes du passé. À ses côtés, Alizur l’encourage en silence.
Le jour se lève et son éclat m’éblouit.
J’ai peur.
Le majordome, Psirô, nous conduit jusqu’au salon où mes parents avaient l’habitude de recevoir leurs amis. Les souvenirs s’imposent à mesure que nous traversons la maison. J’avais oublié le luxe de la demeure : tableaux d’artistes connus, dorures, lustres en verre et en cristal, les bouquets de fleurs fraiches…
Chaque pas est une torture.
Il y a plus de photos que dans mes souvenirs. Mon visage me saute aux yeux. Moi qui danse, moi qui rit, petite moi dans le jardin, moi avec Askërinn et Gyliourê, moi au bal, moi et des cousins dans une maison de famille, moi dans ma robe de fiançailles…
Chaque pas est une blessure.
Le seul visage qui manque, dans cette exposition de ma vie, c’est celui de Vileirö. Je laisse la douleur sourde que j’ai pris l’habitude d’ignorer reprendre sa place. Alizur presse ma main.
Chaque pas est une délivrance.
Celle que j’étais a été tuée par un monstre, il est temps que je rencontre celle que je suis devenue, sans me cacher. C’est absolument terrifiant.
Les mots d’Alizur résonnent à nouveau dans ma tête. Il m’a aidé à retrouver mon apparence naturelle en me rappelant le noyau de moi-même. Je ne dois plus perdre ce noyau-là.
Psirô nous introduit silencieusement dans le salon. Il mentionne seulement que c’est à propos d’Ellounarâ. Un silence tendu nous accueille.
Alizur lâche ma main et me pousse en avant.
Je prends une brève inspiration et achève ma transformation.
– Ellounarâ !
Une joie émerveillée dans la voix de mon père, de l’incrédulité dans celle de ma mère.
Je me fige au milieu de la pièce, perdue.
Ils me serrent contre eux sans que je parvienne à esquisser le moindre mouvement.
Des larmes roulent sur nos joues, se retrouvent, se mélangent.
Ce n’est que plus tard que les mots viennent.
Mes parents regardent Alizur avec suspicion. Ils n’ont pas l’habitude d’accueillir un voleur chez eux. Pas dans des situations cordiales, du moins.
L’émotion me noue la gorge, même si les larmes ont arrêté de couler.
– Tu dois nous dire la vérité, mon trésor, dit ma mère.
Il y a de la réserve dans sa voix. Ils ne savent pas très bien comment réagir et un profond malaise règne dans la pièce.
Je fais signe à Alizur de prendre la parole. Je ne peux pas, pas déjà, raconter ce qui s’est passé.
– J’ai rencontré Ellounarâ il y a quatre ans, la nuit où elle est morte.
C’est le seul qui n’a pas l’air terrassé par le malaise ambiant et l’émotion bizarre. Même s’il y a quelque chose d’indéterminé dans sa voix…
– …Je ne l’ai pas reconnu d’abord. Ce que je voyais, c’était trois filles terrifiées face à plusieurs silhouettes armées. Cela arrive régulièrement dans le quartier où nous étions, alors je ne pensais pas m’arrêter. Puis j’ai croisé son regard…
C’est la première fois que j’entends cette histoire de son point de vue. Elle paraît tellement moins horrible dans sa bouche…
– …dans le fond de ses yeux, j’ai vu la terreur, le désespoir et une sorte de fragilité. J’ai vu le duc Vileirö abattre l’une des filles et c’est à ce moment-là que j’ai reconnu Ellounarâ et Loynâ. Elles regardaient le duc avec terreur. Il leur demandait de raconter ce qu’elles avaient vu. Loynâ niait, mais Ellounarâ n’arrivait pas à parler. Je me suis approché, mais trop tard pour l’empêcher de tirer sur Loynâ. Mon arrivée les a distrait juste suffisamment longtemps pour que j’emmène votre fille avec moi. Puis ils ont commencé à nous courir après. Depuis, la peur la paralyse et l’enferme au sein de notre bande.
-La peur ?
Maman a l’air incrédule. Cela me rend la parole.
-Vileirö… Il a dit qu’il me trouverait et qu’il me tuerait…
-Pourquoi veut-il ta mort ? Il voulait t’épouser, initialement…
-Je l’ai vu tuer son frère, maman. Je…
-Même sans ton témoignage, tout le monde savait la vérité ! Tu aurais dû nous en parler ! Tu aurais dû rentrer à la maison !
Comment lui expliquer ?
La peur, le danger, les menaces du monstre qui continuent à me hanter…
-Elle était terrifiée.
La voix d’Alizur s’est durci. Ma mère a un mouvement de recul devant la violence à peine réprimée.
-Son fiancé venait de tuer ses amies et de promettre de lui faire la même chose dès qu’il la retrouverait. La fuite lui a semblé être la seule solution viable. Nous lui avons offert un abri. Si vous n’êtes pas heureux de la revoir, elle repart avec moi.
Cela jette un froid.
Mon père le brise en se levant pour me serrer contre lui.
-Bienvenue à la maison, trésor, me chuchote-t-il à l’oreille.
La maison. Voilà un mot que j’avais peur de ne plus jamais pouvoir associer à un lieu…
La suite passe comme un rêve. Ils appellent ceux qui m’ont connu, puis les parents de Loynâ pour leur annoncer la mort de cette dernière, puis l’avocat de la famille pour clore le dossier Vileirö, puis les médias pour les avertir de mon retour, puis…
Me voilà à nouveau aux prises avec le passé et les obligations de mon rang… C’est terrifiant.
Et grisant aussi, un peu.
Comme si je me réveillais après une période de pause…
Le jour se lève et son éclat m’éblouit.
J’ai peur.
Revenir me terrifie.
Je suis déchirée par l’angoisse et l’espoir.
Rien n’est plus comme avant, et je ne sais pas comment faire face à cette nouvelle réalité…
Marine Ginot, 06/2018
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